Rêve noir
Je passais tous les jours devant. Lui, sans se soucier de moi, broutait sa belle herbe verte et grasse, paisiblement. Je n’avais jamais vu un cheval aussi beau que celui là. Certes, un expert vous aurait dit que l’attache de sa queue était trop basse, sa croupe trop large, son cou trop épais. Mais il avait une tête magnifique, un port royal et une façon de trotter, fier et élégant, qui le rendait unique. Sa robe noire était sans tâche, comme un songe luisant et inaccessible. Je passais lentement, le long de la clôture qui bordait son près, sans le quitter des yeux et je partais vers mon travail, la tête emplie de folles courses dans les vallées et les monts de la Gascogne. Un rêve de gosse, moi qui n’avais jamais chevauché que des chevaux de bois. Un grand enfant, déjà adulte, qui prenait sa part de merveilleux, avant de rejoindre le monde réel et ses contingences.
Puis il y eut ma fille. Un petit bout de nous, qui se mit a grandir et a prendre de plus en plus de place dans notre existence.
Un dimanche d’hiver, elle venait d’avoir cinq ans, nous fîmes une excursion vers un poney club voisin, pour lui montrer les chevaux. Mon épouse, ex cavalière accomplie, convaincue et nostalgique, m’avait depuis longtemps, vanté les bienfaits de l’équitation sur le corps et sur l’esprit.
Depuis son plus jeune âge, ma fille adore les chevaux. Une jeune femme complaisante, lui trouva une bombe, une selle et lui emmena un tout petit poney, velu comme un nounours, avec de grands yeux de biche et un sourire triste.
Elle était fière et je lui trouvais belle allure, engoncée dans son anorak rose, une bombe noire, trop grande sur la tête, droite sur sa monture, tenant ses rênes, d’instinct, comme une cavalière confirmée.
_ Et toi, me demanda mon épouse, une fois que nous fûmes chez nous, en tête à tête.
Moi, j’aurais aimé être à sa place, chevaucher un fier destrier, faire corps avec la bête et me lancer à bride abattue, dans un galop effréné. Mais à presque quarante ans, le corps et l’esprit deviennent réticents aux aventures périlleuses. Pourtant, le rêve était là, à portée de main et après de longues tergiversations mentales, l’envie fût plus forte que l’appréhension.
C’est ainsi que je me retrouvais, un dimanche après midi d’automne, face à un double poney, membre anonyme d’une promenade joyeuse et volubile. C’était un animal bas, large, trapu, qui répondait au nom évocateur de « Mustang ». Je m’approchais tout près, plus près encore que je n’étais jamais allé et je m’imprégnais de son odeur, de sa présence. Je passais la main sur son cou, le poil était doux, chaud, le muscle, dessous, ferme et souple à la fois. J’étais curieux, plutôt qu’inquiet et le contact de cet animal immense, réveillait en moi des joies enfantines. Monter en selle fût simple. J’étais assis, fier de mon exploit, sur mon animal impassible et je regardais le sol, sous moi, qui semblait tanguer comme un quai accroché à un bateau. La selle était confortable, rassurante, avec son pommeau de cuir et de bois, auquel je me cramponnais discrètement. Enfin tout le monde fût en selle et le maître des lieux donna le départ de la promenade. Ici, pas de manège ou l’on apprend à connaître la bête, on part directement, sans crainte, confiant en sa monture et en la providence.
_ Mustang est calme et gentil, vous verrez, m’avait dit le propriétaire en me tendant la longe qui l’attachait, un véritable fauteuil. Le poney est différent du cheval, c’est un animal de troupeau, avec lui pas d’écart, pas de surprise.
_ Et si le troupeau s’emballe ? Ais je pensé très fort.
Dès les premiers pas, je trouvais une assise. Ou dû moins, une position qui me semblait stable. J’étais bien dans ma selle, épousant les formes de l’animal et le long balancement coulé de son pas.
_ Il te faut l’accompagner par un mouvement souple des reins, m’aait conseillé mon épouse, qui se tenait, heureuse, trois cavaliers plus loin, sur un cheval qui me semblait énorme.
Alors je balançais mon bassin, au rythme de l’avancée de la bête. Balancement exagéré, qui me donnait l’impression de me livrer à un monstrueux accouplement.
Nous descendions la route en longeant le fossé. Un fossé large, profond comme un canyon du Colorado, que mon poney s’ingéniait a serrer du plus prés possible. Je regardais cet à-pic vertigineux, tandis que mon estomac faisait de nœuds, que même le manuel scout n’as jamais répertorié. Mais le poney avait bon pied, bon œil et la promenade avançait d’un pas allègre et tranquille.
_ Allez au trot ! lança soudain le chef de promenade.
Comment ça au trot !!, le fou, moi qui sur mon cheval de bois, n’avais jamais dépassé la porte de ma chambre.
Voila mon poney qui s’élance, dans une espèce de course folle, sautillant d’une patte sur l’autre, m’éjectant de ma selle pour me rattraper un peu plus loin. Le vent siffle à mes oreilles, tandis que je bondis en l’air, sur la fesse droite, sur la cuisse gauche… ; Ou est ce bon dieu de pommeau que je me raccroche à quelque chose, avant que ce soit au gazon…, avec les dents !
_ Auuu pas !
Ouf ! Fin de l’alerte. Je jette un coup d’œil discret autour de moi. Personne ne semble avoir remarqué ma pitoyable prestation de haute voltige. Quelle idée, à presque quarante ans, de vouloir aller jouer les John Wayne d’opérette, sur un mustang en folie et sans ceinture de sécurité. Pourtant, au fond de moi, il faut que je l’avoue, j’étais prodigieusement excité. Sans m’en rendre compte, je m’étais jeté dans ce corps à corps titanesque, dont mon équilibre était l’enjeu, avec une joie féroce. Nous marchions a présent, au rythme lent de nos montures et j’attendais le prochain ordre de trot avec une détermination que je ne me connaissais plus. Cette fois ci, je ne me laisserai pas surprendre. Je repassais dans ma tête les conseils et les avertissements dont mon épouse m’avait abreuvée les jours précédents. Se pencher en avant, serrer les cuisses, contact avec les genoux, trot en suspension, galop en cirant la selle. J’étais fin prêt. Quelques minutes de marche encore, et devant nous, une longue bande de terre battue. C’est pour maintenant, j’en suis sûr. Je n’ai même pas besoin d’entendre le chef de ballade qui annonce l’exercice. Déjà les premiers cavaliers s’élancent et avant que j’aie le temps de la talonner, ma monture leur emboite le pas. J’étais prêt, pensez donc ! Il a penché la tête en avant, prenant un élan énorme, pour se lancer dans de longues foulées de galop. Moi, balloté sur cette mer en furie, je me colle à lui, les cuisses, les genoux, les mollets, je n’ai pas assez de longueur pour nouer mes chevilles sous son ventre ! Je tiens le pommeau d’une main, mes rênes de l’autre, je saute encore, cirer la selle, c’est quoi déjà ? Je saute encore, mon fondement se brise, un coup en arrière, sur cette selle qui me renvoie vers l’avant, je perds le contact, me raccrochant au pommeau comme un naufragé à une épave, je tiens. Je me cramponne, le buste en avant, crispé, ramassé, m’agrippant à ma monture, pour éviter de finir en étoile filante au dessus des bois environnants. Dès le départ j’ai perdu mes étriers, mais mes jambes sont collées à lui, épousant son ventre et la transpiration me coule dans les chaussettes. Le bout de la ligne droite est là, les autres s’arrêtent, moi aussi, Tien, mes étriers sont encore accrochés à ma selle, je croyais les avoir perdus en cours de route.
Nous marchons a nouveau, et je souffle. Je ne pensais pas que ce genre d’exercice soit aussi épuisant. Peut être était ce dû à mon manque d’expérience, mais je me sentais brisé, le dos en charpie et les jambes dures comme des battes de base Ball. Demain, je vais marcher comme Luky Luke. Je me retournais prudemment, pour jeter un coup d’œil à mon épouse, qui me fit signe que tout allait bien.
La promenade se terminait, nous avions encore fait un trot et un galop supplémentaire, et à chaque nouvelle expérience, je sentais mon assise se raffermir. Certes je perdais encore mes étriers et la partie charnue de ma personne se souviendrai longtemps de ce premier contact. Mais j’étais heureux. Je venais de découvrir des sensations que je ne connaissais pas.
En descendant de ma monture, le sol tanguait sous mes pieds et j’avais l’impression d’être encore en plein galop. J’avais le corps mâché comme après une rencontre avec un rouleau compresseur et la tête bourdonnante, mais au fond de moi, une joie immense.
Depuis, tous les dimanches, je suis un cavalier assidu. Certes pas encore un champion, et ce n’est pas mon but, mais je sais faire corps avec mon cheval pour que le plaisir soit partagé. J’apprends à lui parler, à le comprendre. Lorsque nous rentrons de promenade, alors que je lui brosse le dos et l’encolure, il viens poser sa tête sur ma poitrine comme pour dire, « le cavalier n’est pas très bon, mais c’était bien tout de même ». C’est pour moi une bien plus belle récompense que n’importe quelle médaille.
Un jour, je le sais ; j’aurais mon cheval. Un beau, avec une belle tête fière et une robe noire comme celui que j’admirais tant. Ce n’est plus tout a fait un rêve, j’ai fais le premier pas.